Dakar, capitale de la pensée africaine

02 - Novembre - 2016

Dakar, capitale de la pensée africaine

La capitale sénégalaise a accueilli, les 28 et 29 octobre, les plus grandes figures intellectuelles africaines dans le cadre des « Ateliers de la pensée » initiés par Achille Mbembé et Felwine Sarr. Le but de l’exercice : repenser le monde à partir de l’Afrique pour relancer le projet d’une pensée critique.

Achille Mbembé et Felwine Sarr, deux figures de proue de l’intelligentsia africaine, ont invité une vingtaine d’intellectuels africains de premier plan ou travaillant sur l’Afrique, du jeudi 28 au lundi 31 octobre, à Dakar et à Saint-Louis, dans le cadre des « Ateliers de la pensée ». Parmi les invités de cette première édition : Souleymane Bachir Diagne, Mamadou Diouf, Alain Mabanckou, Abdourahman Waberi, Françoise Vergès, Romuald Fonkoua, Lydie Moudileno, Célestin Monga, Sami Tchak, Séverine-Kodjo Grandvaux ou encore Léonora Miano. Bref, un savant dosage entre la vieille et la jeune génération d’intellectuels africains et de la diaspora. On y trouve des romanciers, historiens, philosophes, sociologues, économistes… Si l’essentiel des travaux s’est déroulé à huis clos, d’abord à l’Institut culturel français et au Codesria à Dakar, tout ce beau monde a pu avoir des échanges directs avec le public dans le cadre de « La nuit de la pensée » au Théâtre de verdure de l’Institut français. Le même format s’est poursuivi lundi à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis.

Précisant les enjeux, à la fois intellectuels, culturels, esthétiques et politiques de ces ateliers, Achille Mbembé note que le but de ces ateliers est de profiter de cette opportunité « unique » pour réfléchir ensemble sur des questions qui préoccupent collectivement les intellectuels africains et de la diaspora. Des questions qui se ramènent à une seule préoccupation : « Le souci de l’Afrique est le souci du monde ». L’ambition est de faire de ces ateliers « un précieux rendez-vous » annuel à Dakar pour relancer le projet d’une pensée critique, qui ne se contente pas seulement de déconstruire, mais qui, véritablement, ouvre des chemins nouveaux à la mesure des défis de notre temps. Une pensée critique qui tirerait sa force et son originalité de la rencontre entre plusieurs disciplines.

Ceci pour une raison simple, explique Achille Mbembé : « Notre monde ne peut plus se passer des œuvres africaines et diasporiques, qu’il s’agisse des arts, de la littérature ou des autres domaines de l’imagination », dans la mesure où il n’y a plus de question africaine ou diasporique, mais une question planétaire. Et dans ce nouveau contexte mondialisé, où « l’africanité rime plus que jamais avec planétarité », il y a « quelque chose à jouer » pour la nouvelle génération d’intellectuels africains et de la diaspora pleinement mondialisée, exerçant à la fois sur le continent et dans de précieux établissements d’enseignement et de recherche en Europe, aux Etats-Unis ou ailleurs dans le monde. Mais pour qu’un tel projet puisse s’inscrire dans la durée, « il nous fallait inventer une plateforme libre qui favorisera l’énonciation d’une parole nécessairement plurielle, à la fois confiante en elle-même et en sa puissance, imprévue s’il le faut, en tout cas ouverte sur le large », précise Mbembé. Il se dit convaincu que cette « planétarisation de la question africaine » et son corollaire « l’africanisation de la question planétaire » constituera, sur le plan philosophique et esthétique, l’événement du 21e siècle. Pour articuler donc des « voix qui portent », un « penser-ensemble » s’avérait indispensable, complète Felwine Sarr, l’économiste et romancier sénégalais, co-initiateur de l’évènement.

Sortir du face-à-face avec l’Occident
Mais comment repenser l’Afrique et sa relation planétaire après des siècles de « dépossession » des Africains de leur propre histoire ? Pour l’historien sénégalais Mamadou Diouf, enseignant à l’université de Columbia à New York, il faut d’abord repenser l’universel, cet universel qui impose une direction à l’histoire et dont le rythme est éminemment politique. A travers les grandes figures de la Négritude (Senghor, Césaire) qui, au début du 20e siècle, ont entrepris ce mouvement de « repossession » du monde en sortant de la logique du politique pour entrer dans celle poétique, Diouf estime que si on veut repenser l’Afrique, il est indispensable de repenser l’héritage des Lumières à partir d’une historicité africaine. Et pour lui, cette historicité africaine, c’est, dans une certaine mesure, le « retour au paganisme » qui a défini les sociétés africaines. Autrement dit, « réconcilier », contre Max Weber, la magie et la raison.

« Dans le paganisme, tout est visible, mais aussi tout fait signe et l’excès fait partie de la production de sens, avec une extrême tolérance ».

Selon Mamadou Diouf, il devient urgent de sortir de ce face-à-face avec l’Occident. Rappelant que l’Afrique a été inventée, du moins dans sa représentation, par les Afro-américains et les Européens, il invite à s’ouvrir à d’autres représentations du monde, comme l’universel indien qu’il oppose à l’universel « autoritaire » européen. En d’autres termes, il s’agira de repenser la modernité et l’universel qui ne sont rien d’autre que le produit de l’économie politique. C’est donc autant de questions ouvertes au début du 20e siècle et qui, aux yeux de l’historien sénégalais, doivent « revenir », dans la mesure où ce qui est en jeu, c’est un retour à un géni africain qui repose sur la pluralité. Finalement, le défi dit Mamadou Diouf, c’est la gestion de cette diversité, son administration, contre un héritage (colonial) qui tente de réduire tout à l’un. Quoique la recherche de l’un est aussi essentielle en Afrique, parce que la démocratie repose, par essence, sur l’unique valeur de l’individu, nuance Mamadou Diouf.

Universalité ou mutualité ?
Mais pour penser l’universel depuis notre lieu propre c’est-à-dire l’Afrique – puisque c’est de ça qu’il est ultimement question dans ces ateliers – prend forcément le chemin de la traduction, dit Souleymane Bachir Diagne. Même s’il y a toujours de la domination dans celle-ci à cause de l’absence d’équivalence entre les langues. L’anglais ne vaut pas le croate, pour ne prendre que cet exemple. Mais c’est la « seule arme » contre la domination. Citant l’écrivain kényan Ngugi wa Tchong’o, l’absent le plus présent durant les débats, Souleymane Bachir Diagne rappelle que la langue des langues, c’est la traduction. Très méfiant vis-à-vis de qu’il appelle un « épistémè africain », le philosophe sénégalais ne pense pas qu’il faille renoncer à un horizon qui ne serait pas la réduction à l’un, mais une sorte d’homogénéité plurielle, en un mot l’universel. Mais cet universel ne doit pas aller de soi : il y a forcément des malentendus, il y a l’intraduisible, etc. D’où d’ailleurs l’invite du défunt d’Edouard Glissant, qui était pourtant le chantre de la créolité, à ne pas se précipiter à aller vers cet universel (même si c’est l’horizon), à rester, le temps nécessaire, dans « l’opacité », c’est-à-dire le particulier. Ce qui serait la seule manière de « sauver » l’universel. Felwine Sarr, lui, propose une approche fondée sur la « pluriversalité » ; édifier des voix singulières reconnues pour aller vers la mutualité. Ce à quoi lui répond Souleymane Bachir Diagne, la diversité ne s’oppose pas à l’universalité, de l’en-commun, c’est même la « reconnaissance des diversités ».

De nouvelles utopies décoloniales
Pour Françoise Vergès, l’entreprise de décolonisation mentale, condition avant d’aller à l’universel, ou la mutualité pour d’autres, doit aussi nécessairement prendre la forme de création de nouvelles utopies « décoloniales » pour se donner un temps libéré, qui renferme des potentialités.

Mais comment y parvenir dans un contexte marqué par justement une défaite des utopies, où les « années de rêve » ont succédé aux « années de plomb » ? L’une des pistes que propose Françoise Vergès consisterait à s’émanciper de l’économie de manque ou économie du rattrapage dans laquelle l’Afrique reste piégée. Sortir de cette idéologie dévastatrice veut non seulement dire penser de nouvelles utopies, mais aussi des « dis-topies » pour perturber le temps linéaire, basculer l’ordre symbolique et se donner une nouvelle vision de l’avenir. Cela passe aussi, ajoute Séverine-Kodjo Grandvaux, par une décolonisation des savoirs, un « impératif transgressif », pour parler comme l’autre, qui conditionne « l’estime de soi » nécessaire pour s’affirmer.

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