Juge Hamidou Dème : "La Constitution piégée pour un troisième mandat"

27 - Mars - 2019

Juge démissionnaire, président du mouvement "Ensemble", Ibrahima Hamidou Dème alerte. Dans cette tribune, il déclare que la Constitution a été piégée ainsi que le Conseil constitutionnel. Ce, pour rendre possible un éventuel troisième mandat du président Macky Sall.
Au lendemain de la victoire du candidat sortant Macky Sall qui va bientôt entamer un deuxième mandat, le débat sur la possibilité pour celui-ci de se représenter pour un troisième mandat ressurgit. Ce débat, soulevé il y a près de deux ans par d'éminents juristes, avait été vite étouffé par le camp présidentiel qui le jugeait infondé et prématuré.
Actuellement, le même scénario semble se répéter, car après les inquiétudes nourries par certains membres de l'opposition sur un probable projet de troisième candidature du président fraichement réélu, des voix se sont encore élevées dans l'Exécutif pour tenter de rejeter cette hypothèse.
La présente contribution a pour objet de démontrer que la révision constitutionnelle de 2016 en a ouvert une brèche permettant une troisième candidature de l'actuel président en 2024. Cette hypothèse que le pouvoir feint de rejeter pour le moment est, en réalité, juridiquement défendable.
Mais, auparavant, il serait intéressant de revenir sur les arguments avancés par la partie présidentielle pour écarter la thèse d'une troisième candidature.
"Il faut s'en référer à la Constitution, vous vous rendrez compte que les marges de manœuvre pour interpréter sont très minces, pratiquement inexistantes", déclarait M. Seydou Guèye, porte-parole du gouvernement et du parti présidentiel dans un entretien avec Apanews le 12 mars 2019 avant d'ajouter : "Le problème qu'on avait connu par le passé, le président Macky Sall y a apporté une réponse en limitant le nombre de mandats, en fixant la durée du mandat du président de la République et en verrouillant un peu la Constitution pour que ces dispositions relatives à l'élection du président de la République soient pratiquement intangibles."
Son collègue Ismaïla Madior Fall, ministre de la Justice, affirmait, le 12 octobre 2017 : "La Constitution du Sénégal est très claire sur la question du mandat du président de la République et ne laisse place à aucune interprétation sur la possibilité d'un troisième mandat. L'article 27 de la Constitution dispose : 'Le chef de l'État est élu pour un mandat de 5 ans renouvelable une fois. Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs'."
Après l'élection du 24 février, il est devenu plus nuancé dans un entretien avec le journal Enquête du 11 mars 2019 : "Moi, je pense que la Constitution est claire. En principe, c'est le deuxième et dernier mandat du chef de l'État."
Dernièrement, le docteur Mounirou Sy a, pour sa part, indiqué que pour éviter la situation de 2011, le nouvel article 27 a mis l'accent sur la personne et non le mandat, car pense-t-il, le terme "nul" de l'alinéa 2 de l'article 27 permet d'inclure le mandat en cours.
On le voit bien, la position gouvernementale faite de demi-vérités et d'omissions volontaires n'est pas de nature à dissiper les doutes quant à l'existence d'un projet caché de troisième candidature. Elle ne résiste pas en effet, à la thèse soutenue il y a deux ans, par les éminents professeurs de droit public Babacar Guèye et Jacques Mariel Nzouankeu.
Double piège
Nous estimons, avec eux, que contrairement à la promesse présidentielle, la révision de la Constitution de 2016 n'a pas verrouillé la loi fondamentale pour empêcher toute possibilité de troisième candidature. Le référendum du 20 mars 2016 renferme, en effet, un double piège ; de la Constitution d'une part et du Conseil Constitutionnel d'autre part.
C'est d'abord la Constitution qui a été piégée car le prétendu projet de diminution de la durée du mandat présidentiel de 7 à 5 ans, a subrepticement ouvert une brèche qui peut permettre à l'actuel président de briguer un troisième mandat. Il faut rappeler que la clause limitative du nombre de mandats à deux, a été pour la première fois instituée en 1970, avant d'être remise en cause plusieurs fois. Mais, avec la réforme de 2001, le peuple sénégalais, en décidant que cette clause ne pouvait être révisée que par la voie référendaire, a voulu lui conférer un caractère intangible, donc à l'abri de toute manipulation politicienne.
Ainsi, sachant qu'aux yeux du peuple, l'impératif de limitation du nombre de mandats à deux a toujours prévalu sur la volonté de stabiliser la durée du mandat présidentiel à 7 ou à 5 ans, c'est par le truchement de la diminution de la durée du mandat que les experts du président sont parvenus à manipuler la clause limitative du nombre de mandats.
Pour s'en rendre compte, analysons l'article 27 issu de la révision constitutionnelle adoptée par référendum et promulguée le 5 avril 2016 qui est ainsi libellé : "a durée du mandat du président de la République est de cinq ans. Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs."
Cet article régit donc, dans son premier alinéa la fixation de la durée du mandat à 5 ans et dans son deuxième alinéa, la limitation des mandats à deux. Toutefois, il importe de préciser que pour une bonne interprétation de l'alinéa 2 qui prévoit le nombre de mandats, il est indispensable de le relier à l'alinéa 1 qui prévoit la durée du mandat présidentiel, car l'article 27 doit être compris dans son ensemble, dans son indivisibilité.
En effet, au sens de cet article, le quinquennat allant de pair avec la limitation des mandats, l'exigence de limiter la durée du mandat à 5 ans doit coïncider avec la nécessité de ne pas pouvoir l'exercer plus de deux fois consécutives. Or, il est incontestable que la durée du mandat que le président Macky Sall est sur le point de terminer, est de 7 ans. N'ayant donc pas encore exercé un mandat de 5 ans prévu à l'alinéa 1, son septennat sera hors du champ d'application de l'alinéa 2 de l'article 27 précisant que "nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs". Ainsi que l'a soutenu le Professeur J. M. Nzouankeu dans sa contribution du 12 octobre 2017 : "L'élection de 2019 n'est pas le renouvellement de celle de 2012. C'est une élection nouvelle. C'est la première élection d'un nouveau cycle institué par l'article 27 de la Constitution. Si le mandat exercé de 2012 à 2019 était considéré comme le premier mandat au sens de l'article 27, une élection du président de la République devait être organisée en 2017 au cinquième anniversaire de la date de l'élection du président Macky Sall. S'il n'y a pas eu d'élection en 2017, c'est parce que le mandat en cours n'était pas compris dans le décompte de l'article 27 de la Constitution."
En d'autres termes, le mandat en cours ne peut faire partie du décompte des mandats parce que ce n'est qu'après sa prestation de serment prévue le 2 avril prochain que l'actuel président entamera son premier mandat de 5 ans au sens de l'article 27 de la Constitution. Il apparait donc clairement, que le nombre de mandats exercés par l'actuel président ne pourrait pas faire obstacle à la recevabilité de sa candidature en 2024.
Bien entendu, cette thèse peut être infirmée par des juristes de plus ou moins bonne foi, mais la seule instance habilitée à interpréter la Constitution reste le Conseil constitutionnel. Or, cette juridiction a aussi été piégée par l'avis consultatif donné à propos du projet de diminution de la durée du mandat présidentiel de 7 à 5 ans. En effet, dans son avis consultatif du 12 février 2016, le Conseil Constitutionnel a retenu que "le mandat en cours au moment de l'entrée en vigueur de la loi de révision, par essence intangible, est hors de portée de la loi nouvelle". Il a, par ailleurs, précisé dans le dispositif que "la disposition transitoire prévue à l'article 27 dans la rédaction que lui donne l'article 6 du projet et aux termes de laquelle, 'cette disposition s'applique au mandat en cours' doit être supprimée ; elle n'est conforme ni à l'esprit de la Constitution, ni à la pratique constitutionnelle, la loi nouvelle sur la durée du mandat du président de la République ne pouvant s'appliquer au mandat en cours".
Par conséquent, les sept sages, saisis d'une demande consultative ou d'un contentieux lié à une troisième candidature du président Sall, ne pourront en toute logique, que confirmer leur jurisprudence.
Il ne fait donc l'ombre d'aucun doute que les dispositions de l'article 27 de la Constitution combinées à la jurisprudence du Conseil constitutionnel ouvrent un grand boulevard pour la recevabilité d'une candidature du président Macky Sall en 2024. Tout le monde doit en être conscient dès à présent.
Pour "régler définitivement le quiproquo constitutionnel”…
Il est aussi important de souligner que seule l'adoption de dispositions transitoires par la voie parlementaire, précisant que le mandat en cours fait partie du décompte des mandats, peut régler définitivement ce quiproquo constitutionnel. Malheureusement, l'adoption de telles dispositions transitoires ne pourra probablement pas se faire d'ici la prestation de serment, date à laquelle les dispositions de l'article 27 vont entrer en vigueur et ne pourront plus faire l'objet de révision à cause de la clause d'intangibilité prévue par l'article 103 de la Constitution.
C'est pourquoi, les interventions des juristes du camp présidentiel qui cherchent à convaincre pour le moment l'opinion publique que la Constitution a été verrouillée et qu'elle ne permettrait pas à l'actuel président de la République de se représenter en 2024, ne constituent en réalité qu'un piège dormitif. Si telle était l'intention présidentielle, plusieurs questions ne resteraient pas jusqu'à présent sans réponses :
1. Pourquoi, contrairement à la promesse faite lors du référendum de 2016, le président Macky Sall n'a pas tiré les leçons de la douloureuse et dramatique période préélectorale de 2011 à 2012, en évitant toute controverse constitutionnelle liée à une éventuelle troisième candidature ?
2. Pourquoi, lorsque le débat sur la possibilité d'une troisième candidature a été soulevé par d'éminents juristes comme les professeurs Babacar Guèye et Jacques Mariel Nzouankeu, le président de la République et ses partisans, bien que conscients des failles contenues dans l'article 27 de la Constitution, n'ont pas définitivement mis fin à la polémique en faisant adopter par l'Assemblée nationale, des dispositions transitoires précisant que le mandat en cours fait partie du décompte des deux mandats prévus par l'article 27 ?
3. Pourquoi, enfin, dans leurs interventions sur cette question, les responsables et les autres juristes de la mouvance présidentielle, se bornent-ils à donner leur interprétation de la Constitution au lieu d'affirmer clairement la volonté du chef de l'État de ne plus briguer un autre mandat ?
En définitive, si nous avons décidé d'intervenir dans ce débat, ce n'est pas pour participer à une querelle juridique. Mais, c'est surtout pour donner un signal d'alarme et prévenir la résurgence des dangers vécus en 2011 et en 2012 et qui peuvent encore porter atteinte à la paix sociale et mettre en péril la démocratie et la République. En effet, la stratégie perverse déroulée depuis des années et qui a abouti récemment à une large victoire électorale peut évidemment renforcer les velléités de se maintenir au pouvoir surtout que les sénégalais ont semblé banaliser depuis 2000, les multiples abjurations "wakh wakhet " de nos dirigeants.
Pourquoi agiter maintenant la question d'une troisième candidature alors que l'actuel président n'a même pas encore débuté son deuxième mandat ? En notre sens, le débat est loin d'être prématuré, au contraire ! En effet, la question n'est pas de savoir si les Sénégalais accepteront ou non le moment venu une troisième candidature ; mais c'est surtout de sortir pour une fois de l'impasse de la politique politicienne avec un Président qui ne pensera plus dès le début de son mandat, à vaincre ses adversaires et remporter la prochaine élection. Car il reste évident que si l'éventualité d'une troisième candidature n'est pas définitivement écartée, le prochain quinquennat sera encore miné par la mal gouvernance, l'instrumentalisation de la justice, le clientélisme, l'accaparement des médias de service public, la gabegie, etc.
Comment alors mettre fin aux incertitudes ?
Pour mettre définitivement un terme au débat, le président de la République à qui appartient seul cette prérogative, doit dès à présent, saisir le Conseil Constitutionnel pour avis sur cette question.
- Si le Conseil Constitutionnel est d'avis que l'actuel Président ne peut pas se représenter pour un troisième mandat, le débat sera définitivement clos.
- Si en revanche, il est d'avis contraire, il faudra trouver au plus vite, une solution politique pour que tout le monde soit convaincu que les manœuvres politiciennes ne pourront pas remettre en cause la sacralité conférée par les sénégalais à la clause limitative des mandats à deux.

Ibrahima Hamidou DEME,
Président du Mouvement "Ensemble"

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