LITTERATURE – Conférence sur le livre Bammeelu kocc barma : Boris Diop questionne l’enseignement des langues nationales

08 - Juin - 2018

«Bammeelu kocc barma», le dernier ouvrage de Boubacar Boris Diop, a été présenté hier aux étudiants de l’Ucad. Prétexte choisi par l’auteur, le Professeur Momar Cissé et Cheikh Alioune Ndao pour aborder l’épineuse question de l’enseignement des langues nationales dans les écoles et universités sénégalaises. Pour eux, il est plus que nécessaire d’aller vers un plus large enseignement de ces langues dans les écoles et universités.
Si dans ses œuvres Cheikh Anta Diop préconise aux Etats africains l’usage des langues nationales pour atteindre le développement, Boubacar Boris Diop n’est pas totalement loin de sa pensée. Plus loin même ! Boris prend l’auteur de Nations nègres et culture au mot en publiant ses deux derniers ouvrages Doomi golo et Bammeelou kocc barma en wolof.
Présenté hier aux étudiants de l’Ucad dans le cadre d’une conférence organisée par l’école doctorale Arciv, ce dernier ouvrage a été un beau prétexte pour revenir sur l’importance des langues nationales dans les enseignements. Professeur au département de linguistique, Momar Cissé a salué l’écrivain Boubacar B. Diop pour la publication de son ouvrage. «Merci pour tout ce que vous faites, pour la connaissance et le rayonnement de notre patrimoine linguistique et culturel», a-t-il dit, priant que le passage de ce dernier à l’école doctorale Arciv soit le déclencheur d’une réflexion générale sur le contenu des enseignements en langues nationales. «Il y a d’excellentes et énormément d’œuvres en wolof, dans les autres langues aussi. Elles doivent être portées à la connaissance de nos étudiants. Malheu­reu­sement, pour l’instant dans nos enseignements, les langues nationales n’interviennent que sur un semestre, c‘est-à-dire 20h, voire 24h de langues nationales, sur tout un parcours», a-t-il fait savoir. Mais regrette-t-il que ces enseignements en langues nationales ne se limitent qu’aux structures de la langue, l’orthographe, la morphologie, la phonologie. Autrement dit, le b.a.-ba qu’un alphabétisé est en mesure d’assimiler en 2 séances de cours. «Il nous faut aller vers, si vraiment nous croyons à nos langues nationales, ces œuvres littéraires», a insisté M. Cissé. Et à l’heure où en France les candidats au Baccalauréat ont le choix entre le wolof et le pulaar, Momar Cissé trouve inadmissible qu’on en soit encore là au Sénégal. «Il est temps qu’on arrête de dire l’institution est le frein, l’obstacle. L’institution n’est pas l’obstacle. Le frein, c’est nous-mêmes. Ce n’est pas aux autorités de nous dire voilà ce que vous devez enseigner ou non… C’est à nous de voir. Maintenant qu’on est dans le domaine de l’écrit, pourquoi ne pas introduire nos langues nationales dans tous les départements de l’Université ? Pas seulement en Lettres modernes, mais dans tous les autres départements», propose-t-il.
Ces propos obtiennent déjà un écho favorable chez l’auteur de Bammeelu kocc barma. «Ceux qui s’activent dans le domaine des langues nationales ont le sentiment d’être marginalisés, de ne pas être assez soutenus, assez compris… Ce qui manquait, c’était au fond un corpus conséquent permettant à cette littérature de faire son entrée à l’Université», note-t-il. Mais aujourd’hui qu’on en parle, M. Diop exprime toute sa fierté de voir «qu’un roman écrit en langue wolof fait l’actualité» et qu’il est le produit d’un ancien étudiant de l’Ucad. «Il a été présenté le 20 janvier à l’espace Keur Mame Samba à Ngor, en Espagne. Aujourd’hui, nous sommes ici. Le 30 juin, ce sera à l’Université Assane Seck de Ziguinchor, il le sera aussi à Gaston Berger», annonce-t-il. Revenant sur la question de l’introduction de la littérature de langue wolof dans l’espace universitaire comme moyen et outil de réflexion et d’analyse, Boubacar Boris Diop fera remarquer : «Oui, c’est important d’aller dans toutes les universités dans cette direction.»
L’histoire de Bammeelu kocc barma
Dans ce livre, l’écrivain conte l’histoire d’une femme nommée Kinné Gaajo par le biais d’une autre femme nommée Njèeme Pay. On est comme dans un conte où le réel et l’irréel se mélangent. Boubacar Boris s’en explique : «Je suis entré en littérature par deux portes. L’une, c’est la bibliothèque paternelle. Il y avait chez nous une immense salle où il n’y avait que des livres. J’y ai passé ma vie, mais le soir il y avait des contes qui étaient dits par ma mère. Mes logiques narratives sont venues de ces contes que j’entendais.»
Le point de départ de l’histoire de Kinné Gaajo est un fait historique marquant : le naufrage du Joola. «Pour un petit pays comme le Sénégal, 2 000 victimes en une seule nuit, la tragédie du Joola, j’estime que cela aurait dû laisser une marque indélébile sur notre mémoire collectif, sur notre conscience», souligne l’auteur qui fustige ainsi le laisser-aller, ce don d’indignation éphémère des Sénégalais. Et peut-être leur reproche-t-il d’avoir oublié le Joola. «La réalité nous parle, nous ne voulons peut-être pas l’écouter. Cette coque renversée dans l’océan, sa couleur rouge, la couleur du sang, ça m’a toujours frappé et pour moi le Joola se résume à cela. Nous préférons ne pas y penser. Il m’a semblé important d’en parler et de bien montrer que c’était le cœur de ce que j’avais à dire», affirme-t-il.
Surfant sur la même vague, le Professeur Bouba Diop affirme : «Le choix de la thématique du Joola est excellent. Nous avons la mémoire courte, mais avant le Joola, il y a eu 100 morts à cause du train. C’était un an avant le Joola. Dans les années 80, il y a eu presque 100 morts dans une explosion due à l’ammoniaque. On a voulu figer la mémoire du Joola à la Place du Souvenir, mais jusqu’à présent on n’arrive pas à juger l’affaire. Ce sera certainement aussi le cas avec le meurtre de Fallou Sène», s’écœure-t-il.
Mais au-delà de toutes ces considérations, il magnifie surtout le caractère profond de Bammeelu kocc barma qui aborde en outre des grandes figures historiques du Sénégal : Sidiyya Diop, Aline Sitoé Diatta, Kocc Barma… Un des acteurs dans cette lutte pour la revalorisation des langues locales, Cheikh Aliou Ndao, trouve en ce livre plusieurs motifs de satisfaction. «Quand je vois un intellectuel comme Boris qui s’engage non seulement dans les langues africaines, mais prouve surtout qu’on peut à travers ces langues s’adresser à ces concitoyens, c’est bien», dit-il de cet ouvrage qu’il juge d’un grand apport. Pour lui, il ne reste plus qu’à se réapproprier «nos langues» et se défaire de la langue du colon. «On nous a imposé une langue qui n’est pas la nôtre. Le français est une langue que nous avons empruntée à une autre culture. Il est temps que nous usons de nos propres langues, nos propres outils pour nous exprimer», suggère-t-il.

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