ROGER NORD, DIRECTEUR ADJOINT DU DEPARTEMENT AFRIQUE DU FMI «LA CROISSANCE ECONOMIQUE DU SENEGAL EST EN MARCHE, MAIS ELLE DOIT ETRE MIEUX REPARTIE ET SOUTENUE»

30 - Octobre - 2017

Si l’Afrique subsaharienne se place derrière les autres régions selon la plupart des indices de transformation structurelle et de diversification des exportations, cette image globale cache de belles réussites locales. C’est la conclusion du Fonds monétaire international (FMI) qui va publier son rapport sur les perspectives économiques régionales de l’Afrique sub-saharienne ce lundi 30 octobre dont Sud Quotidien a obtenu en exclusivité une copie. L’institution dirigée par la Française Christine Lagarde soutient que «la diversification économique a été lente dans les pays exportateurs de pétrole à une époque où ils ont bénéficié de la découverte de nouveaux gisements et du niveau élevé des cours du pétrole. Les pays exploitant d’autres ressources naturelles et ceux qui en sont dépourvus ont fait mieux, certains ayant même enregistré des avancées spectaculaires. Cependant, par rapport à ce qui est observé dans d’autres régions, de nombreux pays d’Afrique subsaharienne dépendent plus du secteur primaire et le secteur manufacturier occupe une place plus modeste. Parallèlement, les services jouent un rôle grandissant». Face à l’équipe du Sud Quotidien, Roger Nord, Directeur adjoint du département Afrique FMI a passé en revue les performances économiques du Sénégal, dégagé les perspectives et prodigué des conseils pour que la croissance notée depuis quelques années soit «maintenue mais surtout mieux répartie».

M. Roger Nord, vous allez publier ce lundi 30 octobre, les études économiques et financières faites par le Fonds monétaire international (FMI), notamment les perspectives économiques régionales. Devrait-on s’inquiéter de la situation économique de l’Afrique de l’Ouest ?

Commençons par constater qu’il y a une reprise au niveau de l’Afrique subsaharienne dans sa totalité. Une reprise qui nous donne une anticipation d’un taux de croissance d’environ 2,6% en 2017. Ce qui est beaucoup mieux que l’année passée parce qu’en 2016, on était à 1,4%. Néanmoins, pour le continent, ce sont des taux de croissance qui demeurent toutes de même, très modestes, bien en dessous de ce que nous avons vu durant ces dernières décennies. Entre 1995 et 2015, presque 20 ans, on avait des taux de croissance entre 5 et 6%. Donc, pour l’Afrique subsaharienne dans sa totalité, on a une reprise très modeste.

Maintenant, en ce qui concerne les différents pays, on voit d’énormes différences. Il y a les pays pétroliers notamment où la croissance est très faible voire négative en 2016 ; et puis, on a d’autres pays où la croissance demeure vigoureuse et l’Afrique de l’Ouest en fait partie. L’Afrique de l’Ouest francophone, dans l’Uemoa, nous avons des taux de croissance au dessus de 6% pour la cinquième année de suite.

Cette croissance est tirée par la Cote d’Ivoire et le Sénégal. Aussi, en Afrique de l’Est, elle est tirée par Luganda, La Tanzanie, le Kenya. Là aussi, vous avez des pays qui continuent des taux de croissance de 6 voire 7%. C’est une image bien située, une hétérogénéité dans la croissance. Ce qui veut dire que la reprise est modeste. Mais, elle est modeste, parce que les pays producteurs de pétrole demeurent dans une situation très difficile.

Quel est l’impact de l’assainissement des finances publiques sur la croissance particulièrement au Sénégal ?

Les déficits budgétaires qui ont été créés ces dernières années dans la zone Uemoa et au Sénégal ont servi principalement pour augmenter les investissements notamment dans les infrastructures. Ce qui est une bonne chose, parce que les infrastructures sont importantes pour la croissance. En même temps, les déficits budgétaires trop peu élevés pèsent sur la dette.
La dette qui était assez modeste, il y a 4 ou 5 ans, commence à monter. Dans la zone UEMOA, on a un niveau de dette qui avoisine en moyenne 50%. Au Sénégal, elle est même un plus élevée que cela, elle frôle les 60%. Ce sont des niveaux qui ne sont pas très élevés en comparaison avec des pays européens que nous connaissons. Mais ce sont quand même des niveaux qui commencent à inquiéter. Si on les maintenait à long terme, cela pourrait être plus difficile pour la politique économique.
L’assainissement budgétaire pour la zone Uemoa est important pour deux raisons. La première, c’est que les critères de convergence fixés à 3% pour 2019 sont des critères importants, parce qu’ils sont cohérents avec la stabilité de la zone. La deuxième raison : ce n’est pas seulement un objectif juridique mais un objectif économique. Dans une zone comme l’espace Uemoa, avec des taux de change fixe (par rapport à l’Euro, Ndlr), il est important que les réserves de change restent à un niveau élevé. Pour cela, il faut que la politique budgétaire soit prudente. Nous constatons qu’au niveau de la zone, cette convergence est en train de se faire.
Le Sénégal avait en 2016 4,2%. Pour 2017, l’objectif est de 3,7%. Je pense que le Sénégal est sur la bonne voie. Donc, on constate que le déficit budgétaire va graduellement, pas un rythme trop exagéré vers les critères de convergence. On peut dire que cette consolidation budgétaire qui a des raisons économiques importantes n’a pas nuit à la croissance mais servira à maintenir une stabilité économique importante pour la zone.

Ne devrait-on pas s’inquiéter pour la dette publique qui ne cesse de grimper. Qu’est ce qu’il faut faire concrètement pour équilibrer les dépenses ?

Vous avez utilisé un mot important. C’est le terme équilibre. Il faut rechercher un équilibre entre les dépenses de fonctionnement, les dépenses d’investissement ainsi que les dépenses sociales. Ces dépenses vont donner lieu à des déficits et ces derniers donnent lieu à la dette. Jusqu’à présent cet équilibre a été maintenu. Nous faisons, du coté du Fmi, chaque année une notation de la dette qui a trois niveaux. Un niveau à bas risque, un niveau à risque modéré et un niveau à haut risque. Le Sénégal se retrouve toujours à un niveau à bas risque. C’est une bonne chose. Notre conseil au gouvernement c’est de s’y tenir. Parce que le fait d’avoir un niveau de dette à bas risque a permis au Sénégal d’émettre un Eurobond, il y a quelques mois. Il a reçu des taux d’intérêt très bas parce qu’il est perçu comme un pays à bas risque. En résumé, la dette est une bonne chose ; si on peut la maitriser et la dette est dangereuse ; si elle devient trop élevée. Notre conseil a été de maintenir ce niveau de dette voire le diminuer à moyen terme.

Dans le budget du Sénégal 2018 on a constaté une forte augmentation des dépenses sociales avec notamment les bourses de solidarité familiales. Quel peut être l’impact de cette distribution d’argent dans la croissance de l’économie du Sénégal ?

Les dépenses sociales sont importantes non seulement au Sénégal mais ailleurs pour des raisons évidentes. Vous avez la croissance c’est une bonne chose. La deuxième chose, c’est le partage de cette croissance. Dans une étude que nous avons fait en 2016, nous avons premièrement constaté que des inégalités de revenus en Afrique sont très élevées. Deuxièmement, dans une analyse que nous avons faite avec les données disponibles, nous avons conclu que si vous pouviez réduire les inégalités de revenus et de genre d’ailleurs, vous pourriez gagner de la croissance. Vous pourriez gagner à peu prés 1 point de pourcentage de croissance par année. Une croissance mieux répartie est une croissance aussi plus soutenable socialement mais aussi économiquement. Donc, les bourses familiales sont une bonne chose en principe, parce que ça réduit les inégalités. En revanche, tout est dans la mise en œuvre pour s’assurer que ces bourses familiales reviennent à ceux qui en ont le plus besoin.

La Cote D’Ivoire et le Sénégal tirent vers le haut la zone de l’Uemoa. La Cote D’Ivoire a vécu quand même 10 ans de guerre. Comment se fait-il que jusqu’à présent elle reste la locomotive de haut niveau de l’Uemoa comparée au Sénégal qui est dans une stabilité depuis plus de 50 ans ?

Je crois que la Cote D’Ivoire a toujours été l’économie la plus importante de la zone. Cela fait partie de la façon dont les pays sont répartis. Maintenant, la locomotive certes, mais le Sénégal a eu des taux de croissance comparables ces dernières années. Il ne faut pas oublier non plus que le Mali, nonobstant des problèmes sécuritaires, a connu des taux de croissance raisonnables. En principe, la zone en ce moment est dans une meilleure position qu’elle n’a connue depuis une vingtaine d’années. C’est une bonne chose. Ce qui est plus important, c’est que les pays de la zone réussissent à ce que cette croissance qui est soutirée par l’investissement public soit de plus en soutirée par l’investissement privé.

Tantôt vous avez soutenu que le taux de croissance du Pib de l’Afrique subsaharienne atteindra en 2017 2,6%. Quelles sont les perspectives pour 2018 ?

Nous voyons une continuation de cette reprise modeste. Nos anticipations sont d’environ 3,5% en 2018. Encore une fois une amélioration certes, mais aussi un niveau qui reste en dessous de ce que nous avons vu dans les années 90 et 2014.

Quel est fondamentalement le facteur bloquant ?

Il y a plusieurs facteurs qui bloquent. Le premier, c’est le choc des chutes de prix des matières premières. C’est un choc qui dure et qui n’a pas été complètement digéré. Des pays comme le Nigéria, l’Angola, les grands producteurs de pétrole avec les prix qui sont tombés de moitié. Vous comprenez que cet ajustement n’est pas facile. Il faut se rappeler non seulement les recettes d’exportation qui proviennent du pétrole mais aussi des dépenses du gouvernement. Et ces recettes étaient quasiment des recettes qui provenaient du pétrole. Avec ces recettes qui tournent de moitié, les marges de manouvre du gouvernement sont minces.
Du coup, les gouvernements sont forcés de couper de façon très significative dans leurs dépenses et cela a des conséquences économiques. Et cet ajustement n’est pas encore terminé. Vous avez encore d’autres pays pas nécessairement exportateurs de pétrole mais exportateurs de minerais comme la Zambie, la Rd Congo qui ont aussi su faire face à des chutes de prix du pétrole. Et ces ajustements n’ont pas du tout été faciles. A côté de ce défi, l’augmentation de la dette publique qui a servi à investir notamment dans les infrastructures. Cette augmentation bénéfique jusqu’à présent tient maintenant à des limites. Il faut noter que même les pays qui ont des taux de croissances élevés comme la Tanzanie, l’Ouganda et les pays de l’Est ont connu des taux de croissance rapides. Certes, ils ont des niveaux de dettes soutenables mais beaucoup plus élevés par le passé. Donc, ici il faut trouver le moyen de faire en sorte que le secteur privé reprenne la tâche. Et ça, il faut du temps en termes de réforme d’environnement des affaires. Et tous ces éléments donnent lieu à l’investissement. Et ça, c’est un travail en cours qui n’est pas encore fini.

Le Sénégal a été porté bien noté par les rapports Doing business, comme un bon élève. Mais qu’est ce qui l’empêche d’attirer suffisamment les investisseurs ?

Bon, le Sénégal a amélioré de façon consécutive ces dernières années son Efficiency rating (Er) de Doing business. Toutefois, il y a fort à faire. Donc, il y a des marges de manœuvre sur ce plan. Mais la disponibilité de l’électricité à bon marché pose problème. L’électricité est très chère au Sénégal. Il faut investir dans l’énergie. Par exemple pour mettre en place une nouvelle entreprise, il faut du temps pour la licence, et autres. Il y a des mesures qu’on peut prendre pour faciliter l’environnement des entreprises.
Et je crois que la zone économique spéciale est une bonne initiative en cours. Cette zone donne une opportunité d’affaires avec des taux d’imposition relativement acceptables avec des exonérations très limitées pour que tout le monde ait les mêmes possibilités. Toutefois, il y a de bons exemples en Afrique notamment en Maurice. Et entre Maurice et le Sénégal, c’est une parfaite collaboration qui doit être fructueuse dans le développement de la zone économique spéciale. Par conséquent, j’espère que ça pourra donner lieu à une zone économique spéciale qui créera des emplois soutenus aux deux coopérants (pays).

Quelle perception avez-vous du Plan Sénégal Emergent. Un plan supposé sortir le Sénégal de l’ornière?

Je crois que le Pse est une base excellente pour le développement du pays. Nous l’avons soutenu en apportant notre concours à la matérialisation dudit plan. Maintenant, sur ce plan, il y a plusieurs dimensions à savoir l’investissement des infrastructures, qui est un élément important ayant conduit à des taux de croissance importants ces dernières années. Mais, ce plan a aussi un volet qu’est le secteur privé. Et je crois ce qui est important maintenant c’est de trouver cette transition pour que l’investissement public de plus en plus se retire et donne place à l’investissement privé.

Pourtant, la critique formulée souvent contre le PSE, c’est l’absence du secteur privé national ?

Je crois que le véritable défi du gouvernement à ce niveau c’est de trouver une parfaite adéquation pour permettre au secteur privé de se développer. Et sur ce, je précise que ce n’est seulement au Sénégal que ce problème se pose. Mais nous sommes en train d’y travailler avec le gouvernement. Ce problème se pose un peu partout. Donc, c’est un véritable challenge. Tout de même, c’est important car c’est l’investissement privé qui va créer de l’emploi, et par ricochet une croissance soutenue. Le compact dénommé G20 avec l’Afrique notamment avec le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Bénin dans la zone et d’autres pays hors de la zone ont adhéré. C’est une initiative qui vise spécialement l’investissement privé dans les infrastructures. Et ça c’est une bonne initiative parce qu’il y a des initiatives nationales qui bloquent. Mais aussi il y a aussi des initiatives internationales qui peuvent bloquer. Si on peut trouver des moyens pour réduire des risques, pour pouvoir trouver des mécanismes pour pouvoir partager mieux ce risque entre investisseurs et ces pays là, on pourrait trouver des moyens pour que cet investissement soit plus conséquent. La Société financière internationale (Sfi), une organisation du Groupe de la Banque mondiale dédiée au secteur privé a de l’expertise dans ce domaine et travaille en étroite collaboration avec le Sénégal tout comme avec d’autres pays pour mieux accompagner les investisseurs étrangers dans leurs investissements en Afrique.

Bon nombre de sénégalais disent ne pas sentir cette croissance dans le panier de la ménagère. Que répondez-vous?

Je crois que c’est important que cette croissance surtout portée par l’investissement public soit de plus en plus repris par le secteur privé, de façon à ce que ça soit bien partagée.
Et là, nous avons parlé de bourses familiales. Et leur bonne mise en œuvre peut mener au bon partage. Mais également des mesures pour encourager l’investissement privé, peuvent s’assurer que cette croissance soit plus équilibrée entre secteurs public-privé. Et je crois que c’est important qu’on le dise : la croissance est une bonne chose mais pas assez. Il faut que la croissance soit soutenue et mieux partagée. Une croissance sur une année, deux années ne veut rien dire. Pour preuve l’Asie et son émergence ces dernières décennies ce n’était pas un travail de cinq, dix ans mais de vingt ans, trente ans quarante ans maintenant. Et donc, c’est important pour cette raison là que la politique économique vise ce long terme et non le court terme. Ce qu’il y a à faire c’est de mettre en place des bornes pour que cette croissance-là soit soutenue sur une longue durée. Et la politique sociale est un élément important.
Concrètement ce qu’il faut comprendre de cette croissance, c’est que des années en arrière, les coupures d’électricité et d’eau étaient infernales. Mais aujourd’hui, la donne a effectivement changée et ça j’en suis témoin. Et je pense que c’est en cela qu’il s’agit. Toutefois, le changement ne saurait venir tout d’un coup. Il faut du temps pour qu’on y arrive et c’est ça que je tente d’expliquer avec la politique sociale. Cette situation de coupure cinq ans au paravent avait beaucoup impacté les populations donc, la croissance économique. L’électricité au Sénégal est très chère. Il faut investir dans l’énergie à faible coût pour redynamiser l’activité économique.
Aujourd’hui, c’est à ce niveau qu’est attendu la presse et les populations pour encourager le gouvernement à améliorer le niveau de vie du sénégalais. Et ceci doit être porté par tous les citoyens. Je crois que l’investissement dans les infrastructures est aussi important.

Que retenir de l’économie mondiale, particulièrement de l’Afrique au sortir de la dernière assemblée annuelle du Fonds monétaire internationale et du Groupe de la Banque mondiale, tenue en octobre courant à Washington?

Nous venons de tenir notre réunion annuelle à Washington et notre directrice Christine Lagarde à l’ouverture de ce grand-rendez économique a dit: «L’économie mondiale va mieux et c’est le moment de s’attaquer aux problèmes de fond». Elle a soutenu ceci: «C’est quand le soleil brille qu’il faut réparer son toit. Par conséquent, il investir dans l’éducation, la formation et rééquilibrer les inégalités sociales», avait-elle lancé aux dirigeants.

En conclusion, le Sénégal est un bon élève mais qui doit mieux faire ?

L’économie du Sénégal depuis quelques années est en marche. Pour cette raison, c’est important de faire en sorte que cette croissance soit mieux répartie et soutenue.

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