Aux Etats-Unis, les conspirationnistes voient des acteurs partout

21 - Juin - 2018

Une éditorialiste assure que les enfants d’immigrés illégaux en rétention sont « des acteurs », alimentant les théories complotistes, déjà bien ancrées dans la culture américaine.
« Ouvrez les yeux ! » Voilà ce que réclament en substance les complotistes, dont l’influence, notamment sur Internet, n’a eu de cesse de croître en quelques années. Au cœur de l’indignation générale née de la politique d’internement des enfants d’immigrés illégaux, la polémiste pro-Trump Ann Coulter a déclaré, lundi 18 juin sur Fox News, que les enfants filmés dans un camp de rétention dans l’attente du jugement de leurs parents étaient « des enfants acteurs ».
Elle assure qu’ils sont chargés d’apitoyer l’opinion publique pour faire reculer le gouvernement sur sa politique de rétention. Avant de mettre en garde le président des Etats-Unis : « Ne tombez pas dans le piège. » Ces allégations, si dérangeantes soient-elles, font partie d’une méthode bien rodée par les sphères complotistes lorsqu’il s’agit de décrédibiliser des idées adverses.
Simuler de fausses atrocités à des fins politiques
Comme bien des théories conspirationnistes, les accusations de simulation à l’endroit de rescapés remontent aux attentats du 11-Septembre. Déjà, des observateurs assuraient repérer des incohérences, des détails intrigants, et décidaient sans nuance que l’attentat le plus meurtrier de l’histoire états-unienne était une mise en scène. Mais la notion de « crisis actor » a pris encore davantage d’importance ces dernières années dans le champ lexical complotiste. A chaque nouvelle tuerie de masse ou attentat, une partie de la population américaine refuse de croire aux faits relatés dans les médias par les rescapés : ils seraient des acteurs payés par le deep state, un « Etat dans l’Etat », à simuler de fausses atrocités à des fins politiques.

Mais si les crisis actors existent réellement, il ne faut pas se méprendre sur leur rôle, bien loin de celui que la sphère complotiste leur prête : leur travail consiste à prendre part à des simulations d’accidents ou d’attaques armées, dans le cadre d’exercices, afin d’entraîner les forces de l’ordre et de secours.
C’est à la suite de la fusillade dans l’école primaire de Sandy Hook, en décembre 2012, dans le Connecticut, que le terme fut détourné. Selon James Tracy, blogueur conspirationniste et ancien professeur d’université, les familles de rescapés de la tuerie qui a fauché vingt-sept vies (et celle de l’assaillant) raconteraient aux médias des mensonges… dictés par le gouvernement. Sans avancer de preuves formelles, il suppute que ces derniers cherchent à favoriser une réglementation plus sévère des armes aux Etats-Unis.
« Sandy Hook est une histoire 100 % bidon »
Cette nouvelle acception a été reprise et démocratisée par Alex Jones, fondateur du site InfoWars.com et « superstar » du conspirationnisme. Sur sa chaîne YouTube, aux 2,3 millions d’abonnés, le polémiste colérique n’a de cesse de prendre le drame de la tuerie de l’école Sandy Hook comme illustration de la mainmise du gouvernement sur toutes les affaires intérieures. « Il m’a fallu un an pour tout comprendre, mais j’en suis sûr, aujourd’hui : Sandy Hook est une histoire 100 % bidon », éructait-il récemment. Des parents de victimes ont porté plainte pour diffamation contre M. Jones, en avril.

Sur YouTube, certains observateurs s’arrêtent sur un sourire, un regard hors champ pour juger de la sincérité de témoins rescapés. NEROBA INEVAHI / YouTube
Ce scepticisme poussé à l’extrême n’a pas manqué de faire des émules. En octobre 2017, lorsque 58 personnes (et l’assaillant) ont perdu la vie sous les tirs de Stephen Paddock, à Las Vegas, les complotistes ont repris du service. Les internautes spéculaient sur la sincérité des rescapés apparaissant dans les médias, sur leur ressemblance avec d’autres survivants d’autres tueries, et a fortiori sur la véracité de l’événement et des précédents. Un sourire, une hésitation, un regard hors caméra vers un prétendu coach et le verdict de ces internautes était sans appel : le témoignage ne pouvait en aucun cas être sincère. Ce qui pouvait déboucher sur le harcèlement numérique de la personne, mise en cause par de nombreux internautes.
Au centre d’une campagne de harcèlement
La tuerie du lycée de Parkland, en Floride a concentré encore davantage d’incrédulité que les événements passés. Après la mort de 17 élèves, de jeunes rescapés se sont érigés en porte-parole de la lutte contre le deuxième amendement (droit de posséder une arme). Parmi eux : David Hogg, 17 ans et épicentre de la méfiance des cercles complotistes. Tantôt accusé d’être coaché par son père, employé du FBI, tantôt d’être à la botte des lobbys luttant contre le deuxième amendement, ou bien d’avoir été absent de son établissement scolaire le jour de la tuerie, le jeune lycéen s’est vite retrouvé au centre d’une campagne de harcèlement.
Lors d’une interview pour la chaîne CNN, alors encore sous le choc, l’adolescent peine à trouver ses mots, s’y reprend à plusieurs reprises, prend plusieurs longues inspirations ; le journaliste face à lui le rassure et l’encourage à poursuivre, malgré tout. Il n’en fallait pas plus pour que des milliers d’internautes y voient un acteur qui aurait oublié ses répliques dans un script écrit pour lui. Ce scepticisme n’avait pas été vain pour les complotistes : un député de Floride s’était emparé de cette méfiance, assurant à un journaliste local que les lycéens interviewés à la suite de la fusillade « ne sont pas des étudiants mais des acteurs qui voyagent d’une crise à l’autre ».
Signe que la colère des sceptiques n’est pas encore apaisée, le 5 juin, soit près de quatre mois après la fusillade de Parkland, la maison de la famille Hogg a été victime d’une intervention musclée de la police (swatting) après un appel malveillant.

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