Terrorisme : Duel de chefs à la tête de Boko Haram
Terrorisme : Duel de chefs à la tête de Boko Haram
En deux jours, deux jihadistes nigérians ont revendiqué le leadership de l'organisation islamiste. Une joute médiatique révélatrice des dissensions qui traversent Boko Haram.
Qui contrôle encore Boko Haram ? L’organisation jihadiste nigériane, l’une des plus opaques au monde, traverse une crise de commandement depuis plusieurs mois. A vingt-quatre heures d’intervalle, mercredi et jeudi, deux dirigeants se sont successivement présentés comme les chefs de l’organisation : l’historique Abubakar Shekau, dans un message audio où il assure qu’il est «toujours présent», et Abou Moussab al-Barnawi, présenté la veille dans le bulletin hebdomadaire de l’Etat islamique (EI) comme le nouveau wali du califat d’Afrique de l’Ouest.
Fondé par le prédicateur Mohamed Yusuf en 2002, le Groupe sunnite pour la prédication et le jihad, de son vrai nom, est à l’origine une secte islamique qui milite pour l’application d’une charia stricte dans les Etats musulmans du nord duNigeria. Elle proclame notamment que «l’éducation occidentale est impure», «boko haram» en langue haoussa, ce qui lui vaudra son surnom.
En 2009, à la mort de l’idéologue du mouvement, abattu par la police au cours d’une violente répression contre la rébellion islamiste, le groupe plonge dans la clandestinité. C’est Abubakar Shekau, bras droit de Mohamed Yusuf, qui va le transformer en organisation armée.
Un an plus tard, l’homme apparaît pour la première fois dans une vidéo pour annoncer la renaissance de Boko Haram. Les journalistes et les observateurs découvrent alors ce leader saugrenu, habité de tics, qui parle de lui à la troisième personne, interpelle et menace les autorités du Nigeria.
En quelques années, sous sa coupe, le groupuscule va devenir une machine de mort, broyant des milliers de vies chaque année dans des attentats-suicides ou des attaques féroces contre les villes du nord du pays. «Théorie de la bicyclette»
Alors que l’armée nigériane semble incapable d’enrayer sa progression, les vidéos de Shekau se succèdent : il y apparaît de plus en plus déchaîné, à rebours des postures posées qu’affectent les dirigeants des autres organisations jihadistes dans leurs discours.
A mesure que son emprise territoriale s’agrandit, Boko Haram pousse l’horreur toujours plus loin : un rapport de la Fédération internationale des droits de l’homme dénonce en 2014 des crimes contre l’humanité. «Boko Haram, c’est la théorie de la bicyclette : s’il s’arrête de pédaler, il tombe.
Il est donc engagé dans une effrayante spirale de massacres, commente un analyste français installé dans un pays voisin. Les villes qu’il contrôle ne sont même pas vraiment administrées, elles sont juste pillées.»
L’année 2015 sera un tournant. Dans un nouveau film, en mars, Abubakar Shekau prête allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, le calife autoproclamé de l’EI. Le Groupe sunnite pour la prédication et le jihad devient alors la Wilayat al-Sudan al-Gharbi, ou Province de l’Etat islamique en Afrique de l’Ouest.
Le même mois, Muhammadu Buhari succède à Goodluck Jonathan comme président du Nigeria, en promettant d’écraser Boko Haram. La Force multinationale mixte (FMM), composée de soldats nigérians, camerounais, tchadiens et nigériens, inflige enfin les premières défaites à l’organisation jihadiste, qui se réfugie dans la forêt de Sambisa et les méandres du lac Tchad.
Plusieurs fois donné pour mort, Shekau réapparaît à l’image en mars 2016. Non datée, la vidéo le montre affaibli. Son débit, pour une fois, est lent, et son visage est émacié. «Pour moi, la fin est venue», lâche-t-il. Les doutes sur la direction deBoko Haram commencent à émerger.
Déjà, une branche dissidente de l’organisation avait vu le jour en 2012. Surnommée «Ansaru», et réputée proche d’Al-Qaeda, elle s’était concentrée sur des cibles internationales, notamment à travers des rapts de ressortissants étrangers.
Elle aurait des connexions avec des jihadistes du Sahel. Selon Jacob Zenn, spécialiste de l’Afrique à la Jamestown Foundation, Ansaru a progressivement«réintégré Boko Haram» et a été «l’acteur principal» du rapprochement avec l’EI.
Riposte médiatique
Le Conseil de la Choura de Boko Haram, composé d’une trentaine de membres, est tiraillé entre plusieurs courants. La querelle semble autant stratégique qu’idéologique. Faut-il privilégier la conquête territoriale ou les attentats spectaculaires ? Jusqu’où appliquer le takfir (l’accusation d’apostasie qui permet de justifier les meurtres des «infidèles») ?
Les choix d’Aboubakar Shekau font débat à l’intérieur même du groupe. A l’extérieur, l’EI ne l’a jamais explicitement renié. Pourtant, dans le dernier numéro d’Al-Nabaa, son bulletin hebdomadaire, l’ancien porte-parole du groupe Abou Moussab al-Barnawi est interviewé et présenté comme le nouveau chef. Le sort de Shekau n’est pas mentionné.
La riposte médiatique de ce dernier a été immédiate, le lendemain, avec ce message audio de dix minutes, en arabe et en haoussa, où il conteste ce remplacement et en appelle à l’arbitrage d’Abou Bakr al-Baghdadi. Il accuse Al-Barnawi de laxisme et affirme avoir envoyé «huit courriers [au calife] pour exposer ses déviances», explique le spécialiste du jihad Romain Caillet.
Selon l’analyste, interviewé par RFI, Boko Haram est désormais divisé entre «une tendance qui se rallie derrière Shekau, qui est la plus dure, et une tendance qui va paradoxalement être un peu moins extrémiste et qui s’est ralliée à l’Etat islamique. […] Les partisans de Shekau sont les partisans de la ligne ultra-radicale absolue».
Cette rivalité pourrait même déboucher sur une scission formelle. «Al-Qaeda va attendre patiemment pour tenter de prendre le contrôle de l’une ou l’autre des factions», prédit Jacob Zenn. L’analyste note qu'«Abou Moussab al-Barnawi,dans la filiation de la mouvance Ansaru, est idéologiquement plus proche d’Al-Qaeda que de l’Etat islamique.
Ce qui est paradoxal car c’est lui qui vient d’être adoubé par l’EI». La guerre que se livrent les deux grandes organisations jihadistes pourrait donc trouver un nouveau point de fixation dans le nord du Nigeria. Une perspective désastreuse pour la région du lac Tchad, victime d’une crise humanitaire de grande ampleur et qui compte déjà 2,6 millions de déplacés.